IV
Sa carcasse brille, je monte au cœur de l’engin. Je plaque la monnaie sur le zinc, la machine crache un billet pour d’autres horizons, ses boyaux de moteur gronde, je m’évade enfin dans l’enfer des villes. C’est mon voyage à moi. C’est le transfert extravagant des masses. Dans ce mouvement, l’espoir n’est plus indispensable. Nous savons que durant le trajet tout peut arriver. Et c’est là que véritablement se changeront nos vies en quelque chose de désirable ou bien de plus insignifiant.
Trop exposé à des orgueils semblables, il faut que je me protège, le cœur de cet engin est une cachette idéale. Au-delà des étendues de la grande savane et du plus profond des temples d’Angkor, je ferais ce voyage tous les jours. Je laisse mes pensées glisser sur l’asphalte, elles s’abandonnent comme des reflets étincelants sur ce capot d’argent. Je vois le monde d’en haut. Le regard rivé par-delà la fenêtre, je suis au sacre d’un corps enfin invisible. Mon impudeur est sans limite. Entre moi et les hommes souffle un cristal fin et inquiétant. A travers lui je contemple à travers eux. Les lueurs de la ville m’ont rendu flou pour ne plus les déranger dans le fond de leurs contradictions.
J’ai dans les yeux les larmes d’une gélatine anthropologique. Je pleure cette extraordinaire étrangeté du quotidien. C’est son insoutenable simplicité qui me transporte, non plus cet engin vrombissant. Dans les rugissements mécaniques et l’odeur noire de cette ville, je retrouve la volupté des sentiments. Il peut ne plus y avoir de chemin, que l’homme n’invente jamais la roue. Je peux désormais renaitre, vivre et mourir attacher à la terre, cette richesse est dans mes mains. Je l’ai compris assis au rang des passagers.
Assis, en alerte, je contemple une armé de gens de la petite vie, les poches vides, les sacs vomissant de factures. Sous leurs rires, serrée entre les dents, on devine la fatigue des jours passés à attendre quelque chose de mal défini. Je lis en eux des ambitions sublimes et des velléités mesquines, ce sont les mêmes que les miennes.
Demain est un autre jour disent-ils. Demain, ils remonteront dans la carcasse de l’ engin. Ils souligneront le regard tendu ces même images de bord de route. Ils savent que c’est le long de ce trajet que pourrait véritablement changer leur vie. A cette condition, de ne plus descendre à l’arrêt attendu.
( Extrait de "Anthropologie du hasard" de Laurent Perrot )